Carmen Boccù
COMME UN MAGNIFICAT
Vous considérez une œuvre… Une œuvre, c’est-à-dire un ensemble de travaux d’un artiste dans lequel vous reconnaissez une cohérence, une problématique, une unité formelle en même temps qu’une exploration de ses variations possibles. Vous êtes devant le travail de Carmen Boccù; votre regard passe d’une pièce à l’autre, revient sur la première, s’accroche à une autre, s’y attarde, se focalise sur un détail: cette couleur, ce trait, cette forme, cette transition entre une couleur et l’autre, ce débordement, ces réticules, la façon dont la couleur est contenue dans un format, ou, au contraire, comment elle semble se répandre sur le support comme arrêtée par la seule limite de ses forces. Vous vous étonnez de la variété des couleurs, de leurs nuances, de leurs appariements, parfois inattendus. Vous laissez glisser en vous cette invasion colorée qui fait se lever images et souvenirs, remuer au fond de vous des textes anciens, des visions d’espaces, entre mer, lagunes, marais, montagnes, ciels nuageux, campagnes cultivées, villes crépusculaires, bocages, blés et moissons, pâturages et hautes prairies. Vous ressentez la différence entre des zones fluides -reliques d’une ancienne humidité qui a laissé l’empreinte d’un écoulement qu’elle vous rappelle sans cesse- et d’autres, plus sèches, qui gardent en elles le geste qui les a produites. Cette variété des matières creuse aussi son chemin en vous et diversifie le chant des couleurs. Vos doigts se posent sur le papier, en apprécient la texture, vous le saisissez pour approcher l’œuvre, et vous vous étonnez que, d’une pièce à l’autre, il puisse être différent. Vous voyez alors qu’il ajoute sa propre nuance aux formes, aux couleurs, aux fluidités et aux traces… … … Vous regardez… Vous ne vous abandonnez pas à la fascination, ni ne vous absorbez dans la contemplation. Vous recevez d’abondantes sollicitations, des impressions en foules. Elles éveillent les robes de pourpre au soleil, les bouquets de houx vert, de la bruyère en fleur, les lys des champs, les glaïeuls fauves, du tissu très fin perdu dans l’or des pailles, ou ces digitales qui s’ouvrent sur des tapis de filigranes d’argent d’yeux et de chevelures. Elles appellent les jardins colorés, tableaux, cloîtres, édens ou délices. Elles viennent ajouter d’autres fleurs, d’autres jardins, d’autres paysages et ouvrir en vous des territoires inconnus. Cela s’appelle la jubilation. Et vous savez que ce que vous ressentez en regardant, l’artiste a dû le ressentir en peignant. La jubilation de l’art qui émerveille parmi les merveilles du monde. Vous allez voir d’autres travaux de Carmen Boccù. Œuvres et estampes, ou reproductions dans des catalogues ou sur le site de l’artiste[1]. Même lorsque la réalité matérielle de l’œuvre vous fait défaut (et vous perdez alors l’intimité de l’approche, le rapport pur aux matériaux et aux formats, ne gardant sous les yeux qu’une image, un simulacre du travail), vous vous rendez bien compte que le long des années, des séries, des genres et des techniques, un même système de tensions est à l’œuvre, quelle que soit par ailleurs la technique adoptée: peinture, gravure ou céramique, encre, huile, pastel, crayon…. Et vous retenez pour identique le projet de l’artiste de dépasser -ou apaiser- les tensions, entre les couleurs porteuses du monde, entre affirmation des contours et dilution des formes, apparition et disparition des figures, entre représentation et invention formelle, connu et inconnu, savoir et découverte, urgence -actualité- de peindre et recherche d’une sorte d’origine comme toujours à venir. Et vous ressentez encore cette jubilation… Magnificat